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Refuser de financer en «double aveugle»

Gaelle Krikorian 2021

Publication originale : Refuser de financer la recherche vaccinale en «double aveugle» 26 sept. 2020

Ces milliards témoignent de façon plus médiatisée que d’ordinaire de l’implication majeure de la puissance publique dans la recherche médicale. Elle le fait généralement au travers du financement de programmes de recherche, d’institutions publiques de recherche, de partenariats avec des firmes privées, de crédit d’impôts, et naturellement de l’achat ou du remboursement des produits de santé. Dans le cas de la recherche pour un vaccin contre le Covid, ce financement est massif et fulgurant. De quoi justifier que les éventuels vaccins efficaces mis au point soient considérés et traités comme des biens communs, c’est-à-dire une ressource essentielle développée grâce à un effort collectif, dont la production et l’accès devrait être organisés et gouvernés de façon transparente et collective. Pourtant, l’opacité et la mainmise de quelques acteurs, qui prévalent d’ordinaire au sein de l’économie pharmaceutique, restent de mise. D’un côté, les pays disposant de plus de ressources cherchent à s’accaparer les premiers (meilleurs) futurs vaccins à travers la signature de contrats bilatéraux avec les firmes : Etats-Unis, France, Royaume Uni, Italie, etc. ont signé des accords avec AstraZeneca, BioNTech et Pfizer, Novavax, Moderna, GSK, Johnson & Jonhson, etc. Ils souhaitent se couvrir politiquement en sécurisant un accès aux éventuels vaccins pour une partie de leur population, mais ne se sentent visiblement tenus d’aucun compte à rendre concernant l’utilisation des ressources publiques. Ils transfèrent massivement de l’argent public vers l’industrie tout en lui laissant des droits de propriété sur les futurs produits. De l’autre côté, les grandes firmes pharmaceutiques font, quant à elles, preuves de toutes les audaces et profitent du contexte pour avancer leur agenda de lobbying. Outre des financements publics colossaux de la R&D, elles requièrent l’achat à l’avance de grandes quantités des potentiels vaccins qui seront développés. Elles exigent également des dispositifs allégés d’enregistrement des produits qui les dispensent de fournir l’ensemble des données d’efficacité et d’innocuité d’ordinaire nécessaire, souhaitent être déresponsabilisées voire dédommagées par les Etats en cas d’apparition d’effets secondaires, tout en clamant la nécessité d’une confidentialité des contrats, des résultats des essais cliniques, des coûts de fabrication et des structures de prix des futurs vaccins, ce au nom du secret des affaires. Les firmes souhaitent « dérisquer » au maximum leur action tout en assurant leurs profits. Le public lui devrait assumer les risques, financiers comme sanitaires. Il finance, il fournit les hôpitaux, le personnel médical, les volontaires par centaines de milliers à travers le monde.[2] Il investit ses ressources sans aucune garantie sur l’efficacité ou les effets secondaires dangereux, ni même sur le contrôle de l’efficacité ou des effets secondaires dangereux (puisque les exigences des agences du médicament sont revues à la baisse. La FDA a ouvert la voie[3] et l’Agence européenne du médicale (EMA) semble bien déterminée à en faire autant). Le public auquel nous appartenons tous n’a pas la capacité d’apprécier ce que devraient être les prix – puisqu’il n’a accès ni aux données sur les coûts, ni aux sommes exactes qui sont accordées aux différentes firmes, aux conditions dans lesquelles ces sommes sont allouées, ou même au CV de la poignée « d’experts » qui négocient avec les industriels. Les dirigeants de nombreux pays occidentaux condamnent ou raillent les prises de position de Donald Trump, ils dénoncent celles des complotistes et démagogues de tous poils et se revendiquent comme les tenants de la science, la vraie, celle qui s’appuie sur des preuves et des méthodes validées (« evidence based »). Pourtant au prétexte de l’urgence, les exigences sont rabotées, la transparence au sein du champs pharmaceutique qui a émergé ces dernières années comme une demande sociale impérative et une nécessité politique est écartée[4]. Les risques collectifs que la population mondiale prend actuellement pour le développement de vaccins justifieraient un accès public aux résultats des essais vaccinaux en temps réels, pour permettent au plus grand nombre de scientifiques (du public, du privé, de la société civile) d’analyser de façon indépendante les données et comprendre ce que ces candidats vaccins vont faire non seulement au virus, mais aussi aux organismes des individus vaccinés. A fortiori quand on expérimente des technologies qui n’ont jamais été validées jusqu’ici (comme les vaccins à ARN messager). Et pourtant, les choses continuent de se faire dans le secret que demande une poignée de firmes. Dans ces conditions en revendiquant un accès équitable au vaccin contre le COVID on a de plus en plus le sentiment d’alimenter avant tout une manœuvre au service de quelques firmes. Au nom du droit à l’accès, et parce qu’on sait qu’il n’y aura de lutte efficace contre le virus à l’échelle de la planète sans partage des technologies, on réclame l’accès pour tou.te.s. Mais l’on ne peut ignorer qu’en dépit des discours de façade aucune solidarité réelle n’est mise en place. L’initiative COVAX recueille des miettes, et derrière ce qui ressemble à un mécanisme de charité à la marge de plus on assiste à la consolidation d’une pratique internationale de préachats (« market advance commitment ») sans informations claires sur les coûts, les contrats ou les prix qui bénéficie dans son immense majorité aux multinationales. La demande sociale d’accès sert alors surtout à justifier la précipitation d’engagements publics sans transparence ni conditions ; et l’on accepte de fermer les yeux sur une économie absurde, qui corrompt la science et la médecine et donne à la santé globale des allures de terrain de jeu pour financiers et autres fonds d’investissements. Comme l’ont montré les neuf premiers mois de l’année, et notamment le fiasco en terme de capacité de prise en charge ou les pénuries en produits de santé de base dans les pays riches, cette épidémie globale devrait nous amener à sérieusement revoir la façon dont nous finançons la recherche médicale et la santé : de quelle façon nous gouvernons les ressources publiques, protégeons l’intérêt général et impliquons le public dans la réalisation de l’accès à la santé pour tous. Au lieu de cette nécessaire reformulation des politiques publiques de santé, on assiste au passage en marche forcée d’une logique de marché qui ne profite qu’à quelques acteurs, et chaque jour exclut un peu plus de personnes du droit à la santé, dans les pays pauvres, comme dans les pays riches.

  • La pratique du double aveugle lors d’essais cliniques consister à assurer que ni le médecin ni le patient ne savent si c’est le produit actif testé ou un placebo qui est utilisé. Le « double aveugle » en matière de financements de la recherche qui consiste à refuser de rendre public l’information sur l’usage des ressources et sur les résultats des essais est en revanche totalement inadapté…
[1] Voir la communication de la Commission européenne le 31 août 2020 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_20_1540 [2] Neuf candidats vaccins sont actuellement testés dans une dizaine d’essais de phase III, c’est-à-dire des essais d’efficacité et du rapport bénéfices/risques sur des volontaires ; et près de 200 candidats vaccins sont développés dans le monde. Voir le Landscape of COVID-19, candidate vaccines de l’Organisation mondiale de la santé (OMS): https://www.who.int/publications/m/item/draft-landscape-of-covid-19-candidate-vaccines [3] Voir les déclarations de Stephen Hahn, directeur de la Food and Drug Administration (FDA) fin août 2020 :  https://www.ft.com/content/f8ecf7b5-f8d2-4726-ba3f-233b8497b91a [4] Voir la résolution adoptée par l’OMS le 28 mai 2019 : https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/329301/A72_R8-en.pdf?sequence=1&isAllowed=y

Refusing State funding of vaccine research in a corporate "double-blind"

The scale of the COVID epidemic has led to strong and rapid public commitments by national governments. In particular, more than 10 billion Euros have been released in just a few months for vaccine research. Public investment and collective risk should go hand in hand with full transparency in the use of funds and research results. But the reality is very different.

In normal times State support to medical research that takes place via funding of research programmes and public research institutions, partnerships with private firms, tax credits and of course, the purchase or reimbursement of health products, generally goes unnoticed. The billions being spent currently on for vaccine for Covid19 gives an unusually high-profile to the massive and dazzling involvement of public authorities in this medical research. This therefore justifies the common sense view that any effective vaccines that are developed should be considered and treated as common goods, i.e. an essential resource developed through a collective effort, whose production and access should be organised and governed in a transparent and collective manner.

However, the opacity which usually prevails in the pharmaceutical economy and the control by a few actors, is still in place. On the one hand, countries with more resources are seeking to monopolise the first (and best) future vaccines through bilateral contracts with firms: the United States, France, the United Kingdom, Italy, etc. have signed agreements with AstraZeneca, BioNTech and Pfizer, Novavax, Moderna, GSK, Johnson & Johnson, etc. They wish to cover themselves politically by securing access to possible vaccines for part of their population, but clearly do not feel more accountable than that for the use of public resources. They transfer massive amounts of public money to industry while leaving the corporations with property rights over future products, and keeping their people unaware of any of the details and the conditions of the use of the billions.

The big pharmaceutical companies, on the other hand, are proving to be very bold and are using the situation to push their lobbying agenda forward. In addition to colossal public funding for Research & Development (R&D) they require the advance purchase of large quantities of the potential vaccines that will be developed. They also demand streamlined product registration systems that exempt them from providing all the data for efficacy and safety usually required, and at the same time they wish to be relieved of responsibility in the event of side effects and even be compensated by governments. Meanwhile they claim the need for confidentiality of contracts, clinical trial results, manufacturing costs and pricing structures for future vaccines - all in the name of business secrecy.

The firms want to take the risk out of their actions as much as possible while still ensuring their profits. The public in contrast should assume the risks, both financial and health-related. The public finances and supplies hospitals, medical staff and volunteers by the hundreds of thousands throughout the world1. The public invests its resources without any guarantee of effectiveness or protection from dangerous side effects, or even any control over effectiveness or possibilities of dangerous side effects (since the requirements of the drug agencies are being revised downwards. The Food and Drug Administration (FDA) has led the way2 and the European Medical Agency (EMA) seems determined to do the same). The public to which we all belong does not have the capacity to appreciate what prices should be - since it has no access to cost data, nor to the exact sums that are granted to individual firms, the conditions under which these sums are allocated, or even to the CVs of the handful of "experts" who negotiate with the industry.

The leaders of many Western countries condemned or ridiculed the positions taken by former US president Donald Trump, denounced those of conspirators and demagogues of all stripes, and claim to be the proponents of science, the real science, the one based on evidence and validated methods ("evidence-based"). However, under the pretext of urgency, the requirements are being scrapped, the transparency within the pharmaceutical field that has emerged in recent years as an imperative social demand and a political necessity is being pushed aside3. The collective risks that the world's population is currently taking for the development of vaccines justifies public access to the results of vaccine trials in real time, to allow the greatest number of scientists (from the public, private and civil society sectors) to independently analyse the data and understand what these candidate vaccines will do not only to the virus but also to the organisms of the individuals vaccinated. This is especially true when testing technologies that have never been validated before (such as messenger RNA vaccines). And yet, things continue to be done in the secrecy demanded by a handful of firms - the new "double blind".

In these conditions, in demanding equitable access to the COVID vaccine, there is a growing feeling that this is above all a manoeuvre in the service of a few firms. In the name of the right to access, and because we know that there will be no effective fight against the virus on a global scale without sharing technologies, we demand access for all. But we cannot ignore the fact that, despite the rhetoric, no real solidarity is being put in place. The COVAX initiative is collecting crumbs, and behind what looks like a charity mechanism on the fringes, we are witnessing the consolidation of an international practice of pre-purchasing ("market advance commitment") without clear information on costs, funding received by each companies, contracts or prices, the vast majority of which benefits the multinationals. The social demand for access then serves above all to justify the rush of public commitments without transparency or conditions; and one accepts turning a blind eye to an absurd economy, which corrupts science and medicine and makes global health look like a playground for financiers and other investment funds.

As the experiences of 2020 have shown, and in particular with the fiasco in terms of care capacity and shortages of basic health products in wealthy countries, this global epidemic should lead us to seriously review the way we fund medical research and health: how we govern public resources, protect the public interest and involve the public in achieving access to health for all. Instead of this necessary reformulation of public health policies, we are witnessing a forced shift to a market logic that benefits only a few actors, and every day excludes a little more people from the right to health, in poor countries as well as in rich countries.

(*) The practice of double-blinding in clinical trials consists of ensuring that neither the doctor nor the patient knows whether it is the active product being tested or a placebo that is being used. On the other hand the "double-blind" approach to research funding, which consists of refusing to make public, information on the use of resources and the results of trials leaving the public "blind", - is totally inappropriate. One scenario is designed to create impartiality and fairness the other to favour special interests and create injustice.

1 Many candidate vaccines have been or still are currently being tested in dozens of phase III trials, i.e. efficacy and benefit/risk ratio trials on volunteers; and nearly 200 candidate vaccines are being developed worldwide. See the Landscape of COVID-19, a World Health Organization (WHO) candidate vaccine: https://www.who.int/publications/m/item/draft-landscape-of-covid-19-candidate-vaccines

2 See statements by Stephen Hahn, Director of the Food and Drug Administration (FDA) at the end of August 2020: https://www.ft.com/content/f8ecf7b5-f8d2-4726-ba3f-233b8497b91a

3 See the resolution adopted by the WHO on 28 May 2019: https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/329301/A72_R8-en.pdf?sequence=1&isAllowed=yRefuser to fund "double-blind" vaccine research