Yochai Benkler : « Le chemin parcouru par les Communs en vingt ans »

De Remix Biens Communs
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Enjeu(x) : Histoire des communs,  Mouvement des communs,  Responsabilité sociale  Action(s) : Production de pair à pair  

Dans cette interview Yochai Benkler, présente sa vision des communs et aborde ses relations avec l'école de Bloomington initiée par Elinor Ostrom. Il décrypte les défis et le poids politique des communs digitaux et partage sa perception de l'évolution des Communs dans le débat public depuis 20 ans.

L'entrevue a été réalisée à l'occasion de la conférence UNCOMMONS, 15ième conférence annuelle de la Berliner Gazette, qui se déroulait du 22 au 24 octobre 2015 à Berlin. Une initiative réalisée en coopération par Berliner Gazette et le théâtre Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz.

Métadonnées

Auteur(s) WEILAND Andi, GEIGER Leonie
Date de création 2015/10/22
Durée 00:12:00
Langue du contenu EN
Pays Allemagne
Média Vidéo
URL de diffusion https://vimeo.com/146224655
Service de diffusion vimeo
Identifiant de diffusion 146224655
Contexte de production UNCOMMONS
Producteur(s) Berliner Gazette
Participant(s) BENKLER Yochai
Type de licence CC-BY-SA


Transcription et traduction en français par Calimaq (MAUREL Lionel)

Source : http://scinfolex.com/2016/01/07/yochai-benkler-le-chemin-parcouru-par-les-communs-en-vingt-ans/

Pouvez-vous vous présenter et expliquer en quoi vous vous intéressez aux Communs ?

Je m’appelle Yochai Benkler. J’enseigne le droit à la Harvard Law School et je conduis des recherches sur Internet au Berkman Center for Internet & Society. Je travaille sur les Communs depuis le début des années 90, parce que je m’intéressais à la manière dont les règles élémentaires de la propriété et du marché conditionnent la liberté dans nos sociétés. L’idée principale sur laquelle je travaillais au milieu des années 90 était de savoir comment nous pouvons parvenir à construire des Communs, c’est-à-dire des ensembles de ressources qui ne sont possédées par personne et qui ne peuvent servir de fondement au pouvoir de celui qui les possèderait. Cela incluait à l’époque le commun du spectre des fréquences et également bien sûr l’information, la connaissance et la culture, qui permettent l’innovation, la créativité et l’expression des idées.

Les Communs constituent un ensemble de ressources et de pratiques qui permettent à tout le monde, ou du moins à de larges ensembles d’individus, de bénéficier de droits d’usage sans conférer à quiconque un pouvoir asymétique permettant à certains de forcer les autres à faire quelque chose en échange. Le pouvoir asymétrique autour du contrôle des ressources est au coeur de ce qu’est la propriété, et au-delà du marché. Les Communs offrent une alternative importante, car plutôt que de dépendre du pouvoir de certains, ils ouvrent une possibilité de partager, de coopérer, de collaborer avec d’autres personnes autour d’un ensemble de ressources qui sont disponibles pour tous dans des termes symétriques.

Y a-t-il eu une évolution dans la compréhension des Communs depuis cette époque ?

Dans les années 90, il y avait deux écoles qui se développaient à propos des Communs. L’une est l’école qui est devenue la plus connue, autour d’Elinor Ostrom et de ses travaux, qui s’intéressait à des communautés délimitées coopérant autour de régimes de propriété partagée. Ils ont apporté la preuve que les individus pouvaient arriver à travailler ensemble pour résoudre leurs problèmes, mais il ne s’agissait pas de Communs ouverts à tous sans contrôle.

La seconde école rassemblait des gens comme moi qui travaillaient sur les Communs de l’Internet et s’intéressaient à des ensembles d’infrastructures ouvertes qui permettaient à chacun d’être actifs sur les réseaux de l’économie de l’information, sans être soumis à des entités comme Microsoft, les opérateurs de télécom ou le gouvernement.

Je pense que ce qui s’est produit depuis 20 ans, et en particulier dans les 5 dernières années, c’est que les idées qui constituent la base des Communs sont devenues un nouveau cadre permettant aux gens de développer des stratégies pour limiter l’emprise du capitalisme. Au lieu de n’être qu’une stratégie délimitée visant à préserver un internet libre et ouvert, l’économie en réseau et le partage de la connaissance et de la culture, ce cadre est devenu une critique plus fondamentale des piliers du néo-libéralisme et un canevas pour le développement d’une organisation alternative de la vie économique, moins dépendante des incitations financières et du contrôle et davantage attachée à l’auto-gestion collective, à la participation démocratique et au partage des ressources.

Pouvez-vous définir la production entre pairs orientée vers les Communs (commons based peer production) ?

La production entre pairs orientée vers les Communs correspond à la pratique d’une multitude de personnes qui travaillent ensemble pour résoudre un problème. Quand j’ai commencé à travailler sur cette question en 2000/2001, les travaux qui existaient à l’époque portaient sur les logiciels libres et open source, en les considérant comme un sujet à part, parce que les logiciels étaient supposés constituer une catégorie spécifique de produits ou parce que la communauté des développeurs était censée former une « tribu » spéciale imprégnée par la culture du don. Ce qui était mal compris, c’est qu’il y avait en réalité quelque chose de plus fondamental dans la manière dont le réseau agissait pour rassembler les individus en leur permettant de collaborer sur la base de motivations plus sociales que mercantiles.

L’idée de la production entre pairs orientée vers les Communs, c’est que si vous avez un capital suffisamment distribué au sein d’un groupe, ici en l’occurrence des ordinateurs, des moyens de communication et du stockage, et que vous pouvez définir des tâches de manière suffisamment modulaire et granulaire, les individus pourront se rassembler et utiliser une partie de leur temps disponible – certains beaucoup, d’autres moins – de façon à être plus efficaces, plus innovants et certainement plus libres par rapport aux contraintes imposées par le marché, pour produire des infrastructures essentielles.

Il pouvait alors s’agir de Wikipédia, que j’ai commencé à étudier alors qu’elle n’avait que six mois d’existence, ou bien des logiciels libres et open source, et ensuite de toutes les ressources produites comme des Communs entre pairs. Ce processus combine en réalité de la production par des individus isolés et de la production par des groupes. La création de Communs peut être le fait d’individus isolés et elle est déjà importante à ce stade, parce qu’elle aboutit à la production de ressources qui n’engendrent pas de moyens de contrôle ou de centralisation. La production entre pairs concerne en revanche des ensembles importants de personnes collaborant pour produire des choses qu’un individu seul ne pourrait atteindre. Aucun individu n’aurait pu écrire Wikipédia, mais il existe des milliers de projets de logiciels libres portés par des auteurs uniques, qui élargissent à leur niveau les libertés et contribuent aux Communs, mais sans production entre pairs. Wikipedia, Apache ou GNU/Linux sont des systèmes de Communs produits entre pairs, qui sont créés à partir de multiples contributions. La production entre pairs montre comment la création de Communs peut passer à l’échelle pour donner naissance à des infrastructures massives.

Plus tard, je me suis aussi intéressé à la manière dont les individus pouvaient aussi partager des ressources matérielles. A l’époque, il s’agissait d’ordinateurs, de moyens de communication ou de stockage, des trajets en voiture (qui n’étaient pas alors comme maintenant coordonnés par le biais du réseau). L’idée était que les gens ne pourraient pas uniquement mutualiser leurs ressources intellectuelles, mais aussi leurs ressources matérielles pour créer des plateformes offrant des alternatives aux systèmes fondés sur la propriété.

Pensez-vous qu’il y ait aujourd’hui une large compréhension par le grand public de ce que sont les Communs ?

Non, je ne pense pas qu’une telle compréhension existe encore. Mais il me semble qu’il faut voir les choses avec un peu de recul et pas seulement à un instant t. Il y a 20 ans, quand j’ai commencé à travailler sur les Communs, il s’agissait vraiment d’une idée marginale et un peu folle. Parmi l’élite, les Communs n’étaient envisagés que sous l’angle de la fameuse « tragédie ». Elinor Ostrom et les travaux de son école ont été absolument essentiels pour renverser cette perspective, mais ils avaient des implications limitées pour l’économie de marché par rapport aux analyses que nous avons développées à propos d’Internet. Ses travaux portaient sur des objets comme des pâturages ou des systèmes d’irrigation s’inscrivant dans des pratiques anciennes et stables de petites communautés installées dans des zones périphériques de l’économie.

Ce que nous avons montré avec Internet, c’est que les Communs étaient au contraire au centre de cette nouvelle économie, mais il a fallu vraiment plus d’une décennie pour arriver à initier une discussion sur la préservation, la durabilité et les bénéfices engendrés par les Communs. En 1996, quand j’ai commencé à parler du spectre des fréquences comme d’un Commun, les responsables économiques répondaient qu’il s’agissait d’une idiotie. Il a fallu plus de 15 ans pour que le gouvernement américain envisage le spectre ou le WiFi comme un Commun à travers la promotion de standards ouverts. C’est le temps qu’il a fallu pour arriver à expliquer à des non-spécialistes l’importance des Communs.

Un des choses que je trouve les plus enthousiasmantes, c’est de voir – tout particulièrement en Europe – que l’usage du mot « Commun » est plus répandu et que les Commons commencent à être utilisés comme un étendard pour fédérer un ensemble de convictions qui rejettent les excès du néo-libéralisme poussé par les USA et la Grande-Bretagne, la dérégulation qui est impulsée au niveau de l’Union européenne ou les principes du consensus de Washington qui a défini l’agenda du développement. Nous voyons aujourd’hui les Communs sortir du champ du numérique – et sans doute davantage en Europe qu’aux Etats-Unis – pour devenir un cadre général qui nous rappelle des choses très simples.

Les Communs nous disent que nous pouvons travailler ensemble, que nous pouvons coopérer de manière durable pour produire des choses collectivement, que tout ne doit pas nécessairement passer par des rapports de propriété, parce que nous avons une responsabilité partagée les uns envers les autres, et nous ne pouvons pas séparer hermétiquement la production économique de sa dimension sociale. On ne peut pas juste dire, c’est du business et ne pas envisager les responsabilités sociales. La prise en compte du social est au coeur d’une production durable et du bien-être global.

Ce sont les idées de base que je commence à voir émerger autour des Communs et heureusement, nous verrons sans doute dans la prochaine décennie ces principes sortir de la sphère des activistes qui les soutiennent actuellement pour aller vers une compréhension mieux partagée de ces enjeux, au moins en Europe et je l’espère, plus largement dans le monde.


Site web de UNCOMMONS : http://berlinergazette.de/uncommons/