Réponse à la proposition d'un modèle ordo-communaliste

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Réponse de Jules Desgouttes à l'article paru sur AOC et titré « De l’ordolibéralisme à l’ordo-communalisme » de Louise Guillot, Rémy Seiller et Sebastien Shulz. Cette réponse a initialement circulé sur la liste de discussion echanges@bienscommuns.org du réseau francophone des biens communs.

Objet(s) de commun : Ordo-communalisme,  Ordo-libéralisme  Enjeu(x) : Communs et État,  Partenariat public commun,  Théories des communs  


Métadonnées

Auteur(s) DESGOUTTES Jules
Date de création 2024-06-11
Date de publication 2024-06-18
Langue du contenu FR
Pays France
Média Article


Article

Je me permets de réagir un peu spontanément à l’idée d’un « ordo-commonalisme ». L’ordo-libéralisme, c’est un compromis stato-marchand où l’Etat s'emploie à configurer normativement la société civile de manière à ce qu’elle réponde aux exigences d’un idéal de Marché. Pour pouvoir faire ça, il faut un rapport de force en faveur du marché (comme en Allemagne de l'Ouest après la 2è guerre, parce que l’Etat allemand était nazi et se trouve déconsidéré, mais aussi parce que les nazis ont affaibli l’Etat allemand, notamment à travers la politique des agences, et enfin que les forces de libération sont libérales). Donc l’ordo-libéralisme, c’est un constructivisme social porté par un idéal de Marché. Qu’est-ce que pourrait être un ordo-commonalisme de ce point de vue là ? Les communs constituent tout sauf un sujet collectif comparable au pouvoir économique, et susceptible de contraindre l’Etat à un tel effort normatif. Une hypothèse pour constituer des contre-pouvoir ou un sujet politique, certainement. Mais pour constituer une norme de l’action publique susceptible de commander à l’Etat ?

Donc les deux questions qui sont les miennes ici, c’est qui et comment : 1) quel pouvoir est capable de mettre l’Etat au service des communs, comme il est proposé ici ? 2) les communs sont-ils susceptibles de nourrir un tel projet constructiviste-étatique ?

Que des acteurs publics s’emparent des communs pour transformer l’action publique - et a minima pour résister aux transformations en cours, et notamment à la liquidation de l’Etat social -, pourquoi pas. Une alliance à cet endroit est possible, notamment dans la perspective désormais urgente de faire front (populaire) contre l’extrème-droite. Mais il me semble alors nécessaire de convoquer d’abord la dimension oppositionnelle des pratiques de communs - et celle-ci me parait remarquablement absente du texte, au profit d’une approche qu’on pourrait dire « positive ».

D’autre part, à négliger, dans une hypothèse « ordocommonaliste » , la question de savoir qui est susceptible de substituer le marché par les communs (et depuis quel rapport de force), on risque tout de même très vite de se retrouver dans une opération de ripolinage où le marché se déguise en communs pour se rendre plus acceptable (l’engouement récent pour les tiers-lieux est largement traversé par ce genre de phénomènes - voir du côté du groupe SOS et de la doctrine portée par Borello d’un soi-disant « capitalisme d’intérêt général ») ; ou alors en un voeu pieu, reposant seulement sur la bonne volonté de chacun (les deux étant compatibles, voir l’entrepreneuriat social - après tout, la bonne volonté est l’apanage des classes supérieures. Elle leur donne à elles-mêmes le sentiment de liberté sur lequel elles fondent la croyance dans leur supériorité).

Et en effet, «  La croyance dans les vertus du marché n’est pas complétement infondée. » lit-on dans l’article. Ce n’est pas rassurant, quand on pense au contraire que cette croyance est une folie qui précipite l’ensemble de notre espèce humaine vers sa perte… (qui doute que l'anthropocène soit un capitalocène ?)

Enfin, l’article mentionne la «  propriété sociale » et la «  préservation des ressources » au titre des grands principes fédérateurs des communs : si les communs sont un sujet politique (ce que soutiennent des auteurs comme le Strat, Dardot et Laval, Coriat…), ces objets méritent certes d’être mentionnés au titre des grands débats qui l’agitent, mais certainement pas au titre des «  grands principes » susceptibles de le fédérer. En effet :

1) La notion de « ressource » a été abondamment critiquée depuis les effets du tournant ontologique en anthropologie sur le mouvement des communs. Elle y apparait caractéristique de l'ordre juridico-politique des sociétés dites « naturalistes » (cf Descola). Dans ces sociétés, l’ordre des choses reposent sur un partage entre nature et culture, que sous-tend un rapport d’exploitation. Ce partage se traduit au niveau juridique comme partage entre les biens et les personnes, que sous-tend un rapport d'appropriation (où le statut de personne est réservé aux humains, sous forme individuelle ou collective). Ce partage assujettit les choses relevant de la nature au rang de biens exploitables par les personnes. La ressource renvoie alors à un modèle extractiviste où la Nature est de droit soumise à l’exploitation de l’Homme. Cette critique (Cf Sarah Vanuxem) rencontre celle adressée par les études de genre, qui montre que le sujet Homme supposé « neutre » est de genre masculin, tandis que le sujet femme (sous-entendu, et donc invisibilisé par la soi-disant « neutralité » du sujet Homme) y est naturalisé dans ses propriétés (ce qui en justifie l’appropriation et l’exploitation). Or, les communs se reconnaissent largement dans des pratiques et des réalités qui contestent un tel partage, au point que pour nombre d’acteurices du mouvement des communs aujourd’hui, suite à la double mise en cause (dans le champ des sciences sociales, de l’anthropologie, des études de genre et des etudes post-coloniales) du caractère « productive-extractiviste » et « genré » du naturalisme, cette notion de ressources n’est plus légitime pour défendre une approche par les communs (cf Geneviève Pruvost, Quotidien politique) ; elle lui est même souvent devenue antagoniste (quoique les problèmes soulevés par ces objections ne soient pas pour autant entièrement résolus sur le plan théorique).

2) La notion de propriété, fut-elle sociale, est aussi au coeur d’un débat de fond. Si on dit souvent que les communs ne sont pas antagoniques à la propriété (ni à l’Etat, ni au Marché, c’est à dire qu’ils ne supposent pas leur disparition pour pouvoir exister), il est toutefois moins clair de savoir si il existe un régime de propriété qui puisse s’accomoder des communs - si donc les communs sont susceptibles de « réformer le droit de propriété de l’intérieur », ou si au contraire les communs contreviennent par principe à la propriété, sont hétéronomes au fait propriétaire, et n’ont de sens sur le plan politique qu’en tant qu’ils constituent une perspective depuis laquelle apercevoir l’horizon de son démantèlement.

La première option argue du droit d’usage comme faisceau constitutif du droit de propriété. Et en effet, les licences libres comme les « creative commons » font jouer le droit moral de l’auteur en tant que propriétaire, pour ouvrir le droit d’usage à tou.te.s, même si elles viennent le faire jouer contre le droit patrimonial que la reconnaissance de son titre de propriété constitue. Cette conception se formule alors sous la forme d’un conflit interne à la propriété comme institution, qu'afin de le résoudre, il s’agirait de réagencer, notamment en déposant le droit d’aliénation qui établit la souveraineté du propriétaire sur son bien en faveur du droit d’usage et de sa gestion partagée.

La définition de droit romain de la res communis comme « chose qui n’appartient à personne et ne peut pas être appropriée », qui dans sa formulation-même nie deux fois l’appropriation, une fois dans son actualité et une fois dans sa potentialité - semble indiquer néanmoins la deuxième direction. Il y a à ce sujet chez Agamben un éclairage philosophique - et même philologique - du fait propriétaire qui consiste à rattacher la question de la propriété à la question du propre en philosophie et à faire remonter cette double question juridique et philosophique à son attachement à la conception aristotélicienne de la substance. Le propre, c’est ce qui qualifie la substance d’une chose, chez Aristote. Mon pull est noir. Eh bien, de ce point de vue, nous dit Agamben, le commun c’est précisément ce qui n’est pas en propre. Ainsi, ce que mes vêtements ont en commun, ce n’est pas d’être ceci ou cela, d’être rouge ou noir, en laine ou en coton ; c'est seulement l’usage que j’en ai. Et cela n’est pas tout à fait rien, mais ce n’est pas une substance, et en tant que tels, ça ne qualifie aucune propriété. Je peux donc me rapporter à mes vêtements de deux manières très différentes : soit depuis moi-même, en tant qu’ils m’appartiennent en propre, c’est à dire qu’ils sont ma propriété ; soit depuis eux, en tant qu’ils ont en commun d’avoir une relation avec mon corps, ce corps qu’ils vêtent, parce que j’en ai l’usage. A ce moment-là, l’usage n’est pas un aspect de la propriété. Il n’est pas un « droit d’usage » demandant un aménagement des rapports internes aux droits constituant l’ordre de la propriété (au nom par exemple de la nécessité de préservation de la ressource). Il n’est pas un droit du tout. Il est le contraire du droit. Il est un élément hétérogène à l’ordre en question, en tant qu’il relève du commun, par opposition au propre, et demande son autonomie. Il aurait alors été capturé par l’ordre du propre et demanderait qu’on le relâche, pour déployer sa puissance spécifique. Cette puissance des usages, chez Agamben, c’est celle de la singularité quelconque - un vêtement parmi d'autres. Elle est alors très différente du caractère d'exception qui caractérise l’apparition d’une singularité dans l’ordre du propre (tel que cela est rendu visible dans l’ordre esthétique qui préside au monde de l’art, où la singularité est toujours exceptionnelle et l’exception vient justifier la règle, au point de se déposer en droit sous l’espèce du critère d’originalité, définitoire du droit de propriété intellectuelle). L’usage s’oppose alors au droit en tant que le droit est la forme que la logique du propre imprime à la question de la Loi. Le droit, c’est l’expression même du fait propriétaire dans la langue de la Loi. Le droit, c’est son propre, en tant que la loi me dit ce que j’ai le droit de faire. Mais alors, s’il existe un propre de la loi caractérisé par le droit, n’existe-t-il pas quelque chose comme une loi commune ? et quel est le commun de la Loi ? Quel est ce je ne peux pas ne pas le faire qui va venir caractériser l'usage ? Qui va conduire la micropolitique des usages dans des formes d’agir à la fois illégales et pourtant légitimes ? Squatter ? Intervenir dans l’espace public ? C’est finalement la question que pose Antigone à Créon. «  Il est commun, dit-elle, d’enterrer son frère. C’est l’usage. Et que je n’ai pas le droit de le faire n’y change rien. » Ici, il existe une Loi qui n’est pas du droit et même s’y oppose absolument, en tout point. Qui est son contraire. Comme l’esclave est le contraire du sujet souverain.

Quant à la propriété sociale elle-même, telle que Robert Castel la décrit, il me semble qu’elle résulte plutôt d’un compromis interne à l’ordre propriétaire, et même je dirais, d’un compromis passé, que le néolibéralisme a rompu. C’est le compromis par lequel les travailleureuses avait réussi à conquérir des droits sociaux en contrepartie de la reconduction du rapport de subordination. C’est la sécu, c’est la retraite, c’est le chômage, etc… Le salaire différé, dit Castel, c’est de la propriété sociale parce c’est un droit conquis sur la propriété par les travailleurs, mais sans devenir propriétaires. Mais il dit aussi que c’est un compromis. Or, non seulement ce n’est pas l’Etat qui a construit ce compromis, même s’il en a hérité sous la forme de l’Etat social, mais encore est-ce lui qui aujourd’hui le liquide - car la liquidation de l’Etat social, c’est une liquidation de l’Etat par lui-même, sous le coup précisément de la gouvernementalité néolibérale qui l’a saisi et dont l’origine est l’ordolibéralisme allemand. Or, ce qu’il y avait de meilleure dans cette propriété sociale, c’était son intention de se réaliser en se tenant le plus loin possible de l’Etat - c’est à dire précisément, on pourrait dire, de tenter de se penser en commun.

Voici donc une série de problèmes. 1) Convoquer le principe de propriété sociale pour tenter de renverser la gouvernementalité néolibérale, c’est ignorer la faillite du compromis fordiste sous le coup du réagencement néolibéral des rapports entre Marché, Etat et Société 2) Reconduire une compréhension des communs fondée sur la ressource, c'est ouvrir la maison des communs à la logique productive-extractiviste. 3) Prendre pour modèle l’ordo-libéralisme dans sa conception constructiviste du social, pour faire des communs une politique publique, c’est comme vouloir faire de l’espéranto la langue d’un peuple. C’est ne pas comprendre tout ce qui, dans les communs, relève d’une nature naturante, ne pas voir "la part inconstructible des communs » (pour paraphraser Frédéric Neyrat), ne pas comprendre ce qui dans le commun relève d’une « natureculture » (« Notre existence dépend de notre capacité à vivre ensemble » dit Donna Harraway). C’est avoir manqué le dépassement de l’opposition entre nature et culture dans lequel s’est engagé le mouvement des communs de manière décisive et irréversible. C’est ne pas voir tout ce qui rattache les communs à une pensée du vivant, de l’anthropologie à la botanique, en passant par l’étude des systèmes techniques, une pensée « de la continuation du vivant par d’autres moyens » , du devenir, du non-modélisable, une pensée de l’arrangement immanent, de l’auto-organisation au conseillisme, en passant par l’écoféminisme, etc...

Et c’est le faire sans statuer clairement sur la place des rapports économiques dans l’ordo-commonalisme, ni expliciter quel est l’opérateur qui pourra construire l’Etat ordo-communal, c’est qui est aussi très problématique, compte-tenu de l’habileté que le arché a montré dans sa capacité à profiter de tous les espaces ouverts pour grandir.

Je vois donc se configurer quelque chose comme un profil de l’ordo-commonalisme. Et ce qui dans ce profil m’inquiète, c’est qu’il ressemble à une sorte d’effort d’adaptation des pratiques de communs en contexte néolibéral, plutôt qu’à une opposition ferme au néolibéralisme, opposition qui me parait la seule à même de garantir l’intégrité des communs comme pratiques sociales et la robustesse de l’hypothèse des communs comme proposition politique ; une opposition ferme qui est aujourd’hui rendue d’autant plus nécessaire par la montée d’une extrême-droite dont on ne peut pas ignorer qu’elle est la conséquence directe de la violence que produit sur nos corps et nos esprits cette gouvernementalité néolibérale qui prétend régir nos corps et notre vie-même comme son propre bien.

  • L'article de Louise Guillot, Rémy Seiller et Sebastien Shulz est consultable ici