(M)ES et communs, dialogue et compagnonnage
Métadonnées
L’économie sociale[1] rencontrent les communs à l’endroit de la fabrique de la solidarité. Celle-ci est au coeur des communs. Elle se révèle dès lors qu’on veut bien dépasser un récit naturaliste des communs, réduisant les communs au mieux à un mécanisme de gouvernance d’une communauté dédiée à la gestion d’une ressource. Ce récit est remis en cause par certains des acteurs qui avaient jusque là largement contribué à sa diffusion, au profit d’une vision qui fait de l’agir en commun un des moyens de réalisation par les personnes concernées de leurs droits et parfois y associe les non-humains. Ce changement de perception recompose les relations entre communs et économie sociale et crée les conditions d’un compagnonnage de ces mouvements pour une transition sociale et écologique.
Par delà la définition, se reconnaître mouvements.
Le récit naturaliste sur les communs, basé sur une définition construite autour de la notion de "ressource" et de sa gestion par une communauté dans le but de sa préservation (https://lescommuns.org/), est simplificateur et dépolitisant, a été intensément diffusé auprès acteurs et des décideurs publics depuis 2015. Si dans le même temps, les travaux militants et académiques ont progressivement fait bouger les lignes, il n’en reste pas moins que cette définition a permis (et continue de permettre) une intense instrumentalisation des communs par les acteurs publics pour justifier un renforcement du contrôle de l’espace public et de l’action collective, jusqu’à nourrir un véritable commons-washing institutionnel. Cela est particulièrement illustré par des mécanismes tels que les "Appels à communs" de l’ADEME dans le domaine de l’environnement ou encore les Fabriques de territoire dans le champ des tiers lieux encadré par l’ANCT. Que le projet de "Rues communes" (https://www.ruecommune.com) du groupe Vinci soit l’un des premiers lauréats de l’appel à communs de l’ADEME (2021), révèle bien comment fonctionne l’intégration des communs au marché à travers les mécanismes du Partenariat Public Privé le plus conventionnel. Le commun se révèle ici de l’ordre de la croyance dans les effets d’une association naturelle "de tous les acteurs et utilisateurs, dans une recherche de bien commun" entre pseudo bon sens et pensée magique, sans que ne soient jamais interrogés les rapports de pouvoir de décider et d’agir. Assortie de quelques ingrédients d’intelligence collective, la "consultation" des experts et des citoyen·ne·s est devenue le modèle des communs, de leur économie et de leur mode d’action, dominant dans le champ de l’action publique institutionnelle.
Dans ce contexte, les acteurs des communs, les commoners et leurs collectifs, et ceux de l’économie sociale constatent ensemble les effets de marchandisation des politiques publiques nationales et locales. Cette situation relativement nouvelle, (ce qui est nouveau ici, c’est que ce constat soit de plus en plus partagé par les commoners), permet d’interpeler ces acteurs afin d’explorer de nouvelles voix et stratégies de lutte sociale et écologique. C’est précisément à cet endroit que se rencontrent les communs et l’économie sociale et que peut se développer un véritable dialogue.
Depuis les communs, ce dialogue dessine une perspective qui engage l’économie et le droit. D’une part, il s’agit de reconsidérer la démocratisation de l’économie, non seulement à partir de celle des mécanismes de gestion de l’outil de production, mais aussi comme une économie productive de commun par et au bénéfice d’un milieu conçu de manière systémique ou même holistique. Pour qu’advienne et se consolide cette économie, nous faisons face au défi d’une réappropriation du domaine juridique, plus encore que la connaissance de la loi, il s’agit d’une révolution de notre conception du droit et de ses modes de production, afin d’en faire un terrain de créativité démocratique. L’une des forces des communs est d’instituer le collectif en action comme un interlocuteur de la puissance publique y compris sur le terrain de la production juridique. Reste à obtenir à cet endroit une véritable reconnaissance de sa part ! Enfin, les communs, à travers la notion de "faire en commun" (traduite de l’expression anglo-saxonne "commoning") se déploient comme une dimension vivante des processus d’engagement collectif solidaire. Vivre en commoner, ne serait-ce que ponctuellement, permet de faire l’expérience d’un autre monde possible ici et maintenant !
Démocratiser l’économie
Vu sous l’angle économique, l’approche par les communs cherche à exprimer, à la fois à travers la forme des structures institutionnelles et dans l’action, un gain de souveraineté sur la chose commune. Cette souveraineté relève à la fois de l’ordre de l’autonomie (c’est à dire de la capacité à prendre des décisions et à agir de manière autonome), de la réduction de la financiarisation des plus-values du commun et du contrôle démocratique sur les infrastructures d’un milieu commun considérés comme des actifs de la communauté.
Dans cette perspective, la démocratisation de l’économie n’est pas réductible au choix d’une forme coopérative de gestion d’entreprise, de projet ou de service (de même que la seule propriété de l’État, par la nationalisation ou la municipalisation n’est pas une alternative satisfaisante du point de vue des communs). Les communs peuvent être présents et réalisés à travers une multitude de formes alternatives de propriété et de gouvernement. Si pour nombre d’entre nous, choisir des statuts, adopter un règlement ou encore par exemple, définir une licence ou un label, peut créer l’illusion qu’on a de fait mis sur les rails un projet social et solidaire, tous ceux et toutes celles qui se sont frottés à cette réalité, savent par expérience que rien ne vaut de prendre le temps de mettre en lumière les rôles de chacun et les modalités de collaboration souhaitées. Pour cela il faudra d’une part apprécier quels degrés de participation, de transparence, de contrôle décentralisé et de responsabilité peuvent être atteints et d’autre part examiner comment la valeur (dans toutes ses dimensions) est saisie et mise en circulation. Si différentes formes institutionnelles contribuent à créer des circuits de production et de circulation des valeurs, le rôle de la structure de gouvernement est de veiller à ce que ces tensions restent productives et reproductives des valeurs du commun.
Le dialogue des communs avec l’économie sociale peut être à la source d’invention des mécanismes qui sortent l’économie de la subordination du marché et de la puissance publique. Citons par exemple les mécanismes de capitalisation de l’autonomie collective et de réduction de la financiarisation de l’État par le contrôle démocratique de la répartition de la plus-value produite par l’entreprise commune d’un PCP (partenariat Communs Public) décrit par Keir Milburn (University of Leicester) et Bertie T Russell (University of Sheffield). Pour qu’une économie des communs advienne, il est essentiel que les collectifs soient engagés à intégrer dans leur projet la redistribution volontaire de la valeur produite à travers un circuit auto-reproductif de transferts de richesse vers de nouvelles initiatives. Le soutien à chacune d’elles augmente la capacité nette du milieu et accélère la capitalisation de nouveaux projets. En transférant la richesse d’une initiative à l’autre, celle-ci est transformée de “plus-value” en valeur d’usage commune, créant un effet de démarchandisation et de démocratisation collective en constante expansion, c’est à dire une capitalisation de l’autonomie collective. Dans le même esprit, mais à l’endroit de la propriété, on citera les initiatives qui permettent de se doter de lieux collectifs en propriété d’usage sous forme associative ou coopératives et les faire sortir du marché spéculatif ( telles que le CLIP ou encore les fiducies foncières et immobilières). Ces mécanismes sont autant d’objets qui permettent de faire dialoguer les tenants de l’économie sociale et de l’économie des communs.
Reconquérir le droit de produire du droit
À travers ces exemples apparaissent aussi les enjeux de maîtrise du domaine juridique et d’une approche systémique par milieux qui prenne en considération les dimensions bio-physiques de la vie des collectifs concernés. La richesse de la palette des outils et mécanismes juridiques inventés par et pour les communs n’est plus à démontrer. Dans le domaine qui nous occupe, citons la déclaration d’usage civique élaborée par le collectif de l’Asilo Filangieri à Naples ou les réglementations municipales adoptés par de nombreuses ville de l’Italie, ou encore le Programme de patrimoine citoyen d'usage et de gestion communautaire à Barcelone ou d'autres dispositifs illustrés dans l'Atlas des chartes des communs urbains. Faire l’expérience des communs nous a fait revisiter notre conception du domaine juridique. Cette expérience démontre en pratique la capacité des acteurs à produire leurs propres règles. Elle désacralise le droit en révélant la nature, les modes de production et la diversité de ses sources. Le droit ne se réduit pas au seul texte de la loi. Imaginer les outils et les mécanismes juridiques qui permettent de déployer l’agir en commun et les stratégies pour les faire vivre est devenu un enjeu central.
A cet égard, le compagnonnage des communs avec l’économie sociale se doit de dépasser le travail d’élaboration des catégories administratives de l’ESS et des communs que sont les statuts institutionnels (Association, coop, scic, …) et les classifications sectorielles (communs de la connaissance, urbains/ruraux, …). Il se doit de combattre le caractère invasif et destructif du droit occidental propriétariste, sortir de l’isolement le "citoyen actif" et mettre en œuvre concrètement les droits civils et sociaux [collectifs], l'égalité, la fonction sociale de la propriété, les droits à la participation et la possibilité pour les usagers de participer à l’organisation des services essentiels qui les concernent.
Un grand nombre d’initiatives de solidarité, d’actions collectives pour prendre soin de soi et des autres, d’entreprises, de lieux de vie, de forêts ou de milieux qu’on veut préserver, etc émergent aujourd’hui. Elles peuvent être autant d’opportunités de chantiers partagés entre l’économie sociale et les communs. L'ontologie de l'individualisme et de l'économie de marché moderne échoue à rendre compte de ces réalités sociales et culturelles. C’est pourquoi, parmi les infrastructures communes nécessaires pour que ces initiatives fassent système, il nous faut un langage alternatif, qui pourrait utilement s’inspirer des travaux de David Bollier et Silke Helfrich, fondé sur la pratique de coopération et du partage, des modes de faire, des processus sociaux, culturels et politiques qui croisent et se nourrissent des savoirs situés des acteurs et de la revendication des droits sociaux, culturels et économiques portée par les mouvements sociaux (paysans, numérique, droit à la ville, féminisme, décolonial, décroissance, l’économie sociale, … etc). Tout cela montre s’il en était encore besoin que le dialogue entre l’économie sociale et les communs déborde largement le périmètre d’une simple instrumentation économique réciproque (même si celle-ci est indispensable) ou encore un jeu de comparaison quantitative des impacts économiques respectifs de ces mouvements sur l’économie nationale.
Frédéric Sultan, Coordinateur de Remix the commons (http://remixthecommons.org), travailleur social et militant d’éducation populaire.
Publication originale dans L'économie solidaire en mouvement (2022), pages 150 à 153
- ↑ TEXTE DE LA NOTE DE BAS DE PAGE