De quoi le mouvement des communs est-il le nom

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Réflexions sur le mouvement des communs élaborées à partir d'une discussion entre Léa Eynaud,Maria Francesca De Tullio, Monica Garriga, Nicolas Krausz et Frédéric Sultan le 14 juillet 2019

Chacun découvre et fait sien la notion de commun (et ses variantes) à l’occasion de son engagement dans des causes singulières. Celles-ci sont ancrées dans le concret : protéger un espace naturel ou bien développer un code source libre, et s’inscrivent dans des mouvements de société tels que par exemple l’écologie ou la culture libre, qui donnent à la notion de commun un sens et une couleur bien particulière, produisent des outils pour l’action collective, des mécanismes aux dimensions économiques et juridiques, des modes et cadres de participation citoyenne, des manières de produire et reproduire la connaissance.

C’est aussi souvent à travers le filtre de ces engagements citoyens et militants, que nous rencontrons les travaux scientifiques et les chercheurs et chercheuses qui font référence. L’expérience du réseau francophone des communs montre que les militants n’opposent pas nécessairement les différentes écoles de pensée. Ils sont capables d’articuler de manière pragmatique les concepts et les outils intellectuels (économique, juridique, politique, etc.) élaborés par les scientifiques pour pouvoir agir au mieux dans leur contexte propre.

Au fil du temps, la diversité des approches, des mouvances des communs, et même les controverses qu’elles entretiennent parfois entre elles, fait la richesse de la culture des communs, permet à chacun de dessiner une trajectoire militante singulière au sein du mouvement des communs. Remix the commons accompagne ce double mouvement individuel et collectif.

Mouvances des communs

Mouvance de l’économie morale des classes populaires

Du XVIIe au début du XIXe siècle, la vie des classes populaires (« commoners ») de la société occidentale est ordonnée par l’affirmation d’un droit prioritaire de la communauté sur les ressources produites localement, l'existence d'un « prix juste », qui est celui qui permet à tous les membres de la communauté d’accéder aux subsistances, la légitimité d'un châtiment pour ceux qui tirent profit de la situation et la conviction d’agir en toute légalité. Ces pratiques et ces valeurs politiques, infrapolitiques et culturelles communautaires visent à la défense des intérêts de la communauté sur le plan économique.

La population déploie un catalogue de modes d’actions collectives qui vont de la révolte à l’entraide et s’opposent à la montée en puissance du capitalisme pré-industriel fondé sur la propriété privée (et les enclosures). La privatisation et la criminalisation des communs et la prolétarisation des familles remettront en question les différentes formes de protection des classes populaires et créeront les conditions menant à l'essor du travail salarié dans le cadre d'un marché totalement libre (abolition du système de secours des Speenhamland au début du XIXe siècle en Angleterre). Si certains biens communs survivent, comme les communaux en France, la dimension politique du terme de « commoner », communier en vieux français, tombe dans l’oubli.

Références

Le concept d’économie morale a été développé par E. P. Thompson, historien britannique de la classe ouvrière. Penseur.se.s et théoricien.ne.s : E. P. Thompson, Peter Linebaugh, Markus Rediker, École marxiste d’histoire. Voir la définition du terme « Commoner », tirée du Dictionnaire des biens communs (PUF, 2017) URL : https://wiki.remixthecommons.org/index.php/Commoner_(Dictionnaire_des_biens_communs)

Mouvance écologiste

Dans les années 70, aux États Unis, la polarité idéologique de ce qui deviendra l’écologie politique est structurée par des vues opposées sur la nature de la technologie et de l’industrie, représentées par Barry Commoner d’une part, et Paul Ehrllrich de l’autre. Barry Commoner s'appuie sur une philosophie non-déterministe de la technologie qui admet la possibilité d'une transformation technique radicale, alors que le mouvement écologiste fondamentaliste lui, met en avant les limites de la planète et préconise le contrôle de la croissance faute de pouvoir concevoir un changement dans l'ordre industriel qui le rendrait écologiquement compatible (Paul Ehrllrich, The Population Bomb (1968) et How To Be a Survivor (1971)). Le déterminisme technologique mène ainsi directement à une position Malthusienne où il faut choisir entre des valeurs écologiques et économiques.

L'approche de l’économiste libéral Garrett Hardin, (« La Tragédie des biens communs ») s’inscrit dans cette polarité. Il défend la position malthusienne et préconise d’établir un marché des ressources naturelles, afin d'empêcher leur épuisement. Elinor Ostrom critique les fondements de cette analyse en partant des expériences de gouvernance des biens collectifs. Elle élabore progressivement des outils intellectuels destinés à rendre compte des capacités et des limites des collectifs autonomes à réguler de nombreux types de ressources. Ce débat se détache de l’écologie pour s’affirmer dans le champ de l’anthropologie et de l’économie : économie populaire, économie sociale et coopérative.

Dans le même temps, l’écologie politique se redéploie sur de nouvelles bases et s’empare de la notion de biens communs à la fois pour défendre des droits fondamentaux et pour organiser les communautés autour de la préservation de ressources vitales qui se traduisent par les conflits autour de :

  1. 1. l’accès à la terre : dès la fin des années 80, les ONG environnementalistes américaines et européennes dépassent leur vision « conservationiste » et font alliance avec les peuples amérindiens pour la préservation de l’Amazonie (signature de la déclaration d’Iquitos 1990) et s’engagent dans la lutte contre la biopiraterie (conceptualisée par Pat Mooney dans les années 80). Les luttes contre l’accaparement des terres et contre la biopiraterie se réfèrent explicitement aux communs, et la seconde permettra la jonction avec les luttes pour les communs immatériels (logiciel, connaissance, culture…) sur le terrain des droits de la propriété intellectuelle (DPI).
  2. 2. l’eau : dont les habitants ont été largement dépossédés de la gestion par les firmes internationales fait l’objet de combats pour la re-municipalisation qui s’amplifient depuis une vingtaine d’années. Le mouvement l’eau bien commun fait des services de l’eau le terrain de nouveaux espaces d’expérimentation de la gestion collective (Grenoble Naples, Paris, Barcelone, Bruxelles,… ).
  3. 3. la souveraineté alimentaire : en Occident, la montée en puissance d’une vision systémique du rapport ville et territoire rural s’appuie sur la souveraineté alimentaire, présentée comme un droit à des politiques agricoles adaptées à la population par Via Campesina au Sommet de l'alimentation FAO de 1996. pour développer un ensemble de nouvelles pratiques parmi lesquelles se retrouvent Terre de Liens, les AMAP, les jardins partagés, les Incroyables comestibles, ou encore les groupements pour les circuits courts.
  4. 4. la répartition des ressources et des nuisances de l’activité humaine dans le domaine écologique (biodiversité, climat, pollution, …), qui se traduit par des conflits sociaux « écologico-distributifs » (concept élaboré par Joan Martínez Alier) dans les pays du Sud, mais aussi d’actualité au Nord qui font de la qualité de vie un commun : IPHB, R’urban, Villes en transition, ...

Références

Penseur-se – théoricien-ne  (du lien écologie et communs) : A. Feenberg, E. Ostrom, C. Hess, E. Le Roy, H. Ollagnon, F. Locher, O. Barrière, K. Gibson, L. Eynaud, R. Petrella ...

Mouvance (du) libre

Dans les années 1990, la philosophie du logiciel libre (projet GNU 1984, Linux 1991) est appliquée à la culture et à l'information (arts, éducation, sciences, etc) pour promouvoir la liberté de distribuer et de modifier des œuvres de l'esprit. Elle défend notamment l'idée que les droits d'auteurs ne doivent pas porter atteinte aux libertés fondamentales du public. Les enjeux concernent la culture mais aussi la santé à travers l’accès aux médicaments, la biopiraterie ou le développement et l’industrie (accès aux technologies pour les pays du Sud notamment). Les militants pour la culture libre utilisent de façon détournée les monopoles accordés par les droits de propriété intellectuelle en créant leurs propres mécanismes juridiques (licences libres) en s’inspirant du logiciel libre : licences Art libre, Creative Commons. Ils prennent également position pour le droit à la vie privée, l'accès libre à l'information et au savoir et la liberté d'expression sur Internet. Progressivement les mécanismes juridiques passent du « software » (logiciel) au « hardware » (matériel) ouvrant la voie aux espaces d’innovation ouverte (tiers lieux, citylab, fablab, etc.) porteurs de nouvelles revendications (droit de réparer).

L’hybridation de la culture libre avec les différents secteurs de la société se traduit par des initiatives structurantes se basant sur des pratiques de mise en commun. Wikipedia est sans doute le plus emblématique de ces projets. On peut donner aussi les exemples de Open Ecology, dans le domaine agricole, de Sésamath, dans le domaine de l’éducation, etc.

Références

Penseurs : R. Stallman (free software), L. Lessing (Creative Commons), P. Aigrain, L. Maurel (Librisme), S. Broca, H. le Crosnier, F. Couchet, F. Latrive, J. Zimmermann, S. Proulx, J. Boyle, C. Hess, …

Mouvance des communs comme mode de production

L’émergence des technologies numérique et la globalisation entraîne une privatisation massive du travail cognitif comparable, à celle des premières enclosures. Celle-ci prend la forme de la précarisation de la force de travail à travers la dépossession des moyens de production et de subsistance (ubérisation) et des savoirs (par exemple les licences des logiciels propriétaires interdisent de réparer une machine agricole lorsqu’elle tombe en panne). Ces dimensions sont combinées dans l’espace de la métropole, lieu à la fois de la création de la valeur du capitalisme financiarisé globalisé et de la mise en place de dispositifs de contrôle de la population (smartcity, numérisation de l’État).

Le travail cognitif en pairs à pairs (P2P) largement documenté par Michel Bauwens (P2P foundation) se développe à partir des années 90. Il prend aujourd’hui la forme de plateformes coopératives basées sur les communs pour lutter contre à l’ubérisation de la ville (et de la vie en général) et amène à questionner la valeur de la contribution bénévole et du pair-à-pair producteur de biens communs (matériels ou immatériels) et à repenser la protection sociale des commoners.

Références

Penseur.se.s et théoricien.ne.s : M. Bauwens (P2P), T. Negri, C. Vercelone, F. Brancaccio, P. Nicolas-le-Strat, J. Subirat (Ville), F. Sultan (protection sociale), S. Sassen (globalisation) P. Dardot , C. Laval (méta-politique de la production en communs), P. Sauvètre, Y Benkler, M. Fuster Morell, ...

Mouvance des communs urbains

Au cours des années 2010, les militants pour les communs de la connaissance et pour la préservation des ressources naturelles convergent autour d’enjeux partagés dans le contexte urbains. Il s’agit d’une part de la lutte contre la privatisation des ressources, l’eau, le foncier, mais aussi les espaces publics et les infrastructures sociales, économiques et culturelles. Une myriade d’initiatives souvent locales, à la fois écologiques et citoyennes, se développent s’appuyant sur l’économie populaire et l’ESS et l’usage des outils numériques. Dans le même temps, Occupy et Indignados (2011); Gezi Park à Istanbul ; le mouvement de 2013 au Brésil de revendication de la gratuité des transports publics et de contestation du coût des structures d'accueil des Championnats du monde de 2014, le mouvement « néomunicipaliste » de Naples, occupation de bâtiments publics abandonnés dans le centre historique de la ville à l’origine d'un nouveau « droit d'usage civique urbain » (dans le droit français, on parlerait de communaux urbains), le mouvement de lutte contre les hypothèques en Espagne donnent une force et affirment la dimension politique radicale de ces nouvelles mobilisation. A travers ces démarches, les communs dénoncent la dégradation des conditions générales de vie dans les métropoles, la privatisation de l'espace public, la valorisation financière des espaces urbains par la rente immobilière, la mise en place de grands événements, et l’expulsion des couches populaires des centres historiques transformés en quartiers vitrine ou en quartiers-Airbnb.

La notion de « communs urbains » et d’agir en commun (commoning) progressent dans l’imaginaire des acteurs poussé par les scientifiques (la rencontre internationale annuelle de l’IASC à Bologne en 2015 ). Rétrospectivement, on peut expliquer les raisons de cette évolution par la construction d’un récit méta-politique des communs d’une part et par le refus des commoners historiques de suivre la même voie institutionnelle que l’ESS d’autre part. Ainsi les commoners n’ont pas cherché, du moins en France, à obtenir une loi pour la production et la protection des communs[1] ou encore un Ministère des Communs. Les communs prennent place de manière plus diffuse dans le droit français (Valérie Peugeot) se rattachant aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC). D’autres voies sont explorées en Europe. En Italie,

Les communs urbains émergent comme une forme de politisation des communs (auto-organisation autour d’une ressource) en vue de peser sur les politiques publiques en constituant des outils et des mécanismes juridico-économiques à même de concrétiser la transition : plateformes coopératives, partenariat public commun, marché social en commun (Barcelone, métropole de Lyon), incubation des projets (Communificadora à Barcelone), bilan social / balance communautaire, dispositifs de participation citoyenne (charte, droit d’usage, communaux urbains, ..).

Références :

Penseur.se.s et théoricien.ne.s : D. Bollier, D. Harvey, D. Festa, P. Sauvètre, F. Brancaccio, N . Capone, J. Subirats, C. Iaione, S. Rodota, G. Arena, S. Helfrich, M. Fuster Morell, G. Miciarelli, U. Mattei, V. Peugeot, B. Coriat, F. Orsi, JL. Laville,

  1. Le monde politique parlementaire français reste encore très tâtonnant et approximatif dans l’utilisation de la notion de communs confondant souvent bien commun, bien public, bien commun de l’humanité comme en témoignent les textes et prises de position de la France Insoumise par exemple.